Dans le paysage juridique français, la jurisprudence – la manière dont un tribunal juge habituellement une question – occupe une place à la fois essentielle… et complexe. Ni véritable source de droit au sens strict, ni simple interprétation des lois, elle intrigue autant les étudiants en droit que les justiciables.
Alors, c’est quoi exactement la jurisprudence ? Et surtout, quelle est sa valeur en droit français ?
La nature et la valeur de la jurisprudence en droit français
Contrairement aux idées reçues, la jurisprudence n’est pas une source formelle du droit en France, du moins pas dans la même mesure que la loi ou les règlements. En effet, l’article 5 du Code civil interdit aux juges de se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire.
Autrement dit, un juge ne peut pas créer de règle de droit générale.
Ce pouvoir appartient, de manière simplifiée, au Parlement seul, conformément aux articles 24 et 34 de la Constitution.
Le juge ne saurait cependant être la seule bouche de la loi. À ce titre, l’article 6 du Code civil lui interdit de refuser de juger « sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi », faute de quoi il se rendrait coupable d’un déni de justice.
Il résulte de ces deux injonctions que, si le juge peut et doit interpréter la loi, il ne peut le faire qu’à l’occasion d’un litige particulier.
C’est donc la répétition d’une interprétation similaire par les juges dans des situations semblables qui donne naissance à une jurisprudence constante.
Cependant, comme le rappelle souvent la Cour de cassation, cette interprétation étant purement circonstanciée, nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée (Cass. Civ. 1re, 12 novembre 2020, n° 19-16.964).
En théorie donc, le juge ne crée pas le droit, il le découvre et le redécouvre à l’occasion de chaque litige.
Le corollaire nécessaire de cette fiction est simple : même en présence d’une jurisprudence constante, si le juge adopte une nouvelle interprétation de la loi au cours du procès, celle-ci s’applique immédiatement. Pourquoi ? Parce que la loi, ainsi interprétée, est réputée avoir toujours existé au moment des faits.
On parle d'application immédiate aux instances en cours.
La marche vers une nécessaire modulation de l’effet de la jurisprudence dans le temps
Nul ne peut donc, logiquement, se reposer sur une jurisprudence constante.
Toutefois, en pratique, tous les professionnels du droit – avocats, notaires, juristes d’entreprise et magistrats – se réfèrent quotidiennement à la jurisprudence existante pour prendre leurs décisions.
Les avocats conseillent ainsi leur client et construisent leur stratégie en fonction du droit applicable au moment où ils sont interrogés. En fonction de la loi certes, mais aussi (et surtout) au regard de la jurisprudence.
Il existe donc un danger réel que ledit client soit, au cours de son procès, la « victime » d’un revirement de jurisprudence.
Cette situation engendre un véritable risque d’insécurité juridique et de violation du droit au procès équitable qui a poussé certains universitaires à réfléchir à « l'opportunité d'instaurer, dans notre système juridique, un droit transitoire des revirements de jurisprudence » (Nicolas Molfessis, Les revirements de jurisprudence, Litec, 2005).
Si la proposition est séduisante en pratique, elle est néanmoins, pour les plus attachés à la théorie, rien de moins que « indéfendable techniquement », « d'une grave ignorance du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs et constitue une inacceptable provocation à une rébellion contre l'état de droit » (Vincent Heuzé, À propos du rapport sur les revirements de jurisprudence, une réaction entre indignation et incrédulité, JCP G 2005).
Au-delà de ces arguties universitaires, qu’en est-il aujourd’hui ?
La pratique courante de la modulation par les juridictions françaises
En 2004, la Cour de cassation a procédé à sa première modulation de l’effet de la jurisprudence dans le temps (Cass. Civ. 2e, 8 juillet 2004, n° 01-10.426).
En 2016, elle détaillait (Cass. Civ. 1re, 6 avril 2016, n° 15-10.552) :
« si la jurisprudence nouvelle s'applique de plein droit à tout ce qui a été fait sur la base et sur la foi de la jurisprudence ancienne, la mise en œuvre de ce principe peut affecter irrémédiablement la situation des parties ayant agi de bonne foi, en se conformant à l'état du droit applicable à la date de leur action, de sorte que le juge doit procéder à une évaluation des inconvénients justifiant qu'il soit fait exception au principe de la rétroactivité de la jurisprudence et rechercher, au cas par cas, s'il existe, entre les avantages qui y sont attachés et ses inconvénients, une disproportion manifeste »
Depuis, la Cour de cassation paraît moduler régulièrement ses décisions dans le temps pour refuser l'application immédiate de nouvelles jurisprudences modifiant les règles de procédure et dont l'application priverait une partie de son droit d'accès au juge (Cass. Civ. 2e, 17 septembre 2020, n° 18-23.626 ; Cass. Civ. 2e, 21 décembre 2023, n° 21-22.239 ; Cass. Civ. 2e, 22 mai 2025, n°22-22.868).
La modulation dans le temps des effets de la jurisprudence semble donc principalement cantonnée aux problématiques procédurales et à la garantie de l’accès au juge.
Toutefois, il se pourrait que la Cour de cassation soit en train d’évoluer ! En témoigne un arrêt où la Cour de cassation a déclaré illégale une pratique polynésienne de délégation de l’autorité parentale développée en marge de la légalité, tout en différant les effets de sa décision pour en atténuer les conséquences (Cass. Civ. 1re, 21 septembre 2022, n° 21-50.042).
En conclusion, Maître ?
En conclusion, la rétroactivité de la jurisprudence reste la règle : la Cour module l’effet dans le temps de sa jurisprudence principalement pour des questions de procédure.
En l’état, votre avocat n’étant pas devin, il ne pourra jamais vous conseiller au-delà de ce que dit la jurisprudence.
Est-ce qu’il est sûr que c’est l’état du droit ? Au moment où il vous conseille, vous pouvez l’espérer.
Est-ce que cela garantit que le juge statuera en ce sens ? Malheureusement, non.
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